2022

Texte à propos de l’exposition personnelle de Amira Lamti, intitulée Borderless, Yosr Ben Ammar Gallery, 2022.

Limites dis-tu ?

« La vérité n’est pas forcément dans la réalité, et la réalité n’est peut-être pas la seule vérité ».
Haruki Murakami

 

Un seul et premier regard porté sur une œuvre de Amira Lamti est suffisant au recul obligatoire, signifiant l’existence d’un univers pictural digne de visite.

Habillant les nouvelles cimaises de Yosr Ben Ammar Gallery, dans le cadre de la biennale d’Art Contemporain « Jaou Tunis » qui est dédiée cette année à la photographie, Borderless est la première exposition personnelle de l’artiste tunisienne Amira Lamti, grandie dans la captation par l’art de ce qui incarne la vie.

…plongez dans l’eau et voyez si vous nagez ou si vous coulez, dit Haruki Murakami, grand romancier du temps présent, et dont la philosophie de l’écriture me rappelle particulièrement la démarche plastique de l’artiste photographe Amira, entretenant avec son art un réalisme tel que la préméditation en devienne presque insignifiante.

Amira Lamti ne transcrit pas son environnement proche de vie en clichés, elle donne plutôt à l’observer à travers ce qu’elle choisit de centrer, de retenir, de pâlir, de relever, de tronquer ou de retourner, parmi ce qu’elle cherche et ce qu’elle trouve, quotidiennement. Son projet dans l’art use, certes, d’une délicatesse reconnaissable en termes de tenue plastique, mais il continue de pousser, tel un arbre, dans l’esprit de son cultivateur. C’est pour ce genre de délectations, indéfiniment interprétatives, qu’elle s’amuse à découper ses réalités en rêves et qu’elle construit, par une démarche narrative d’une plasticienne contemporaine, un récit photographique libre.

L’artiste de Borderless insinue, par la variation de son objet d’intérêt, que l’unité n’est point affaire de vision nette sur un sujet d’envergure. Il s’agit plutôt de regards multiples, de réajustements, de relectures, de désistements et de sacrifices réalistes, dans une poétique propre, qui tend vers l’universalité essentielle à la consommation et à la résistance artistique contemporaine.

 

Asma Ghiloufi, Octobre, 2022.

Exposition personnelle de Amira Lamti

Yosr Ben Ammar Gallery

Octobre 2022


2022

Textes parus dans le catalogue de l’exposition Emprise et recueillements, GOAT studio, Octobre 2022.

Emprise et recueillements

 

Argumentaire

  

Il est de l’ordre de l’humain de s’emparer, conscience graciée, de ce qui s’y offre comme moyens d’expression, pour dire ce qui symboliquement s’apparenterait à de l’art ; celui qui ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui*. C’est autour de cette expression-là, trempée dans l’emprise et recouverte d’anonymat, que se construit ce projet expérientiel, en collaboration avec un groupe d’artistes reconnus en tant que tels.
Emprise et recueillements est un projet de création artistique à l’honneur d’un art écru, produit spontanément par des patients internés dans des unités psychiatriques (à l’hôpital Razi de Tunis). L’idée est de mettre à la disposition de personnes démunies de l’idée de la conception artistique, de quoi s’exprimer librement, moyennant un matériel d’art plastique convenable. Ce qui se produit en termes de dessins, peintures, collages ou autres, est mis à la disposition d’artistes confirmés afin d’en adopter un travail précis et le mettre au cœur d’une démarche de création consciemment pensée.  
Ce projet émane de la richesse spirituelle que peut procurer une exposition artistique de groupe, notamment lorsque la proposition de chaque participant est l’aboutissement d’une démarche empruntée par choix personnel et non commanditée par une quelconque thématique en vigueur. Il s’est nourri de la nécessité d’engager une production réfléchie, traitant de problématiques non conventionnelles, d’un art affranchi du mobile et macéré dans l’irréfutable authenticité de l’acte de création.
Il s’agit, en effet, pour les artistes, de prendre la pureté d’un travail plastique anonyme comme point de départ, ligne directrice ou champ d’accroche, pour en faire naître une œuvre d’art destinée à l’exposition et à l’échange.

 

Asma Ghiloufi, Juin 2022.

Affiche de l'exposition


Emprise et recueillements

 Survol des œuvres

 

Visiter une structure psychiatrique, pour y semer un projet d’art visuel, était une résolution minée d’appréhension contextuelle, mais aussi, et surtout, animée par une connaissance et une conscience de cause.
Mon expérience au sein de l’hôpital Razi, visiteuse des lieux comme l’on me considérait, en tant qu’artiste croyante en l’emprise, a rapidement dépassé des entrevues hebdomadaires pendant lesquelles une réflexion sur l’expression dite artistique a rapidement chassé l’idée de l’expérimentation plastique. L’adoption de ce qui s’est pratiqué comme art, deux mois durant, par des femmes internées à Razi, a bénéficié du recul quant aux autres artistes d’Emprise et recueillements.

La photographe Amira Lamti, après une immersion totale à deux reprises, dans ce cadre fermé, a eu de quoi nourrir une philosophie pratique de l’art, reconnaissant sa légitimité à l’acte de création, en dépit des intentions.

L’artiste Ernest Riva s’est lancé dans une première expérience de transcription poétique de l’art brut qui lui a été mis à disposition. Son œuvre repose sur un raisonnement de fond, laissant paraître, à travers une épuration marquante, l’aptitude de la complexité intérieure à la compréhension.  

La narratrice du rêve, Rabaa Skik, a restitué par la transgression de ce qui lui a été soumis comme œuvres, une âme possible à celui qui en a égaré un bout, sur le chemin de la compréhension.


C’est, par ailleurs, à travers les toiles pendues de Dhekrayet Ben Abdelkader, que l’esprit du recueillement trouve figure poignante, à coups de gravure, de dessin, de suture et de monochromie propre à l’artiste de la résistance corporelle.

 

Aymen Mbarki, un des porteurs du projet dans sa tenue embryonnaire, a non seulement, adopté l’expression artistique des internés, mais surtout leurs aveux les moins visibles. Il s’est livré à une figure de l’emprise pour en signifier ce qu’il fait de plus familier, avec juste de la consistance matérielle en plus.


L’artiste Emna Kahouaji s’est amusée à conduire un travail brut vers une conclusion picturale fantastique à l’image de sa manière de voir avec et dans l’art.


L’équipe Emprise et recueillements compte aussi parmi ses artistes le conteur de l’amour Slimen Elkamel, qui a agi dans un respect remarquable envers ce qui a été produit dans l’inconscience, en construisant son œuvre sans interprétation aucune.

 

Une peinture bâtie dans le spirituel criard, celle de l’artiste Marouen El Majed, a pointé l’urgence de la déconstruction normative de jugement retenant un art en défaveur d’un autre.


L’artiste peintre Amira Mtimet a choisi d’offrir au projet son authenticité du faire, sur la base de ce qu’elle a accusé profondément comme idées surgies des œuvres du Razi.


Le photographe Omar Bsaïs, tel un peintre réaliste, a vu grand dans ce qu’il a eu à adopter, en donnant l’impression qu’il avait imaginé ses photographies et en prenant le soin d’imprimer dans un format qui fait reconnaître son ampleur au sujet.


Avec son installation de photographies, Arij Messaoudi a plutôt opté pour l’hommage à la mémoire à travers une installation de photos transcrivant la continuité par des clichés microscopiques.

 

Venue de l’univers cinématographique, la photographe Sahar El Echi a installé ses tirages comme une scénographie décomposée, à travers laquelle l’ombre se dresse comme lignes directives et fonds de pensées.

 

 

 

Le réalisateur cinématographique Alaeddin Aboutaleb nous a fait honneur dans ce projet par son acception du vivant dans sa rigueur comme dans sa distorsion, dans sa retenue et dans ce qui s’apparente à un mal communément dissimulé.


Quant au travail de Jneïna Messaoudi, il porte dans sa saturation la profondeur de ce qu’elle a pu extraire des œuvres brutes. Une œuvre hautement colorée qui est la sienne, témoigne de l’engagement de cette éprise de lumière, dans une pratique plastique intuitive de conception et déjà brute d’esthétique.


L’artiste Hela Djebbi a apporté sa touche poétique à l’exposition, lisant attentivement l’œuvre recueilli de Razi et scrutant son esthétique atmosphérique pour en traduire la résistance par le dessin, l’insistance par le grattage, l’économie par les moyens et l’engagement par l’idée de l’ensemble qui fait unité.


Avec sa réserve presque vacillantes, l’artiste Hédi Khelil amène sa conception du brut dans l’art à de la cultivation indispensable à l’humain dans sa pérennité existentielle et dans son expression la plus affinée.    


Emprise et recueillements est un projet qui a tout à fait suscité l’intérêt de l’artiste Arken Rezgui, dont le dessin numérique s’est fait pour la première fois imprimé, encadré et exposé au public. Les numériques d’Arken incarnent l’expressivité du lien intime avec le smartphone dont la symbolique fait l’objet d’addiction consciente et ménagée.


L’artiste Ekram Tira, fidèle à sa démarche artistique habituelle, a composé avec le lot d’œuvres brutes qui lui a été proposé, pour façonner une possible signifiance à ce qu’elle y a trouvé comme imaginaire apte à l’épuration et au discernement plastique.


Oussema Troudi, artiste de minutie morale, s’est recueilli dans une implication plastique telle que la figure a fait réplique au geste et la lecture a reconnu son obsolescence à l’explication nette et définitive.


L’artiste Nesrine Elamine, a plongé à son tour dans l’univers librement expressif des internés du Razi, pour en préserver plastiquement ce qu’éthiquement a perdu les marques ou socialement a coulé d’ignorance ou de dérangement.


L’œuvre de KEJ (Khedija Essaïed Jeddi), se révèle à qui veut bien y tremper l’esprit, comme une impressionnante mémoire vive d’une réalité commune qui est la nôtre. La poésie plastique de ce qu’elle a produit est d’une liberté pour le moins pertinente en termes de spontanéité et de mesures palpables.


L’artiste Radhouane Ayadi inventant à chaque résolution de création un nouveau chaos, a assimilé cet acte de contribution à Emprise et recueillements, à une naissance absolue, graciant sa peinture de la touche finale. Dans son œuvre, il fait atteindre le vide, il ne le réserve pas dans le néant, permettant aux lectures, toutes possibles, toutes imaginaires, d’exister.


Un appel à la proximité se fait intuitivement sentir dans l’œuvre de Shaden Ghehioueche, qui dissimule une figure possible de l’infini dans une installation interactive. L’artiste restitue son idée de l’immensité intérieure, de la dépendance et de la multiplicité, dans un cube défini minutieusement avec humilité.

 


Asma Ghiloufi
Octobre 2022


2021

Texte paru dans le catalogue de l’exposition personnelle de Chhrazed Fekih, intitulée Exaltation, Galerie Saladin, 2021.

Entrains ponctués

 

 

« La nature est le plus beau livre d’images, mais nous ne nous arrêtons, hélas! qu’à la couverture. Pour arriver à feuilleter ce super-album, il faudrait décortiquer la plante, la fleur et le fruit comme un oignon qu’on épluche, ou procéder comme avec un orchestre, dont on goûte en détail les composants, tout en conservant pleinement l’audition de l’ensemble. »

                      Malcolm de Chazal , Sens-plastique, 1948.


   Il me saute aux yeux en même temps qu’au cœur, lorsque je m’apprête à franchir l’univers de Chahrazed Fekih, que ce qui donne sens et raison à son œuvre c’est l’amour inconditionnel qu’elle porte pour la nature dans sa forme la plus discrète et la moins trouble. C’est d’ailleurs par l’attachement physique et substantiel au vivant sur terre, que se mobilise l’artiste avec autant d’observance que d’évasion, pour la création.
   De formation académique, l’artiste s’approprie son aire de création comme une expérience de vie quotidienne, dont l’intérêt se trame par la trivialité de l’objet de son art et dont l’inspiration se renouvelle à coups d’ensoleillement journalier, recouvrant d’évidence toute tentative de transcription poétique.
   Dans l’art de Chahrazed, il y a ce qu’elle raconte et il y a ce qu’elle fait. L’artiste contemple, puis se laisse attirer par quelques proses de la nature, comme celles improvisées par les papillons par exemple. Ensuite, elle se préoccupe par cette poésie de tous les temps, aspirée par la lenteur d’un scarabée ou peut-être par son opacité. Elle continue, encore, à enfoncer ses doigts dans ce qu’elle trouve de terre et à caresser, à tâter, à préserver et à conserver ce qu’elle y trouve de richement fragile.
   Ce qui reste à l’artiste, de ce recueillement, comme suc prêt à la culture, c’est un champ référentiel inépuisable aussi bien au niveau des formes et des couleurs qu’à celui de la manière de faire, engageant une poïétique s’apparentant au Biomimétisme cher aux amateurs de la nature non seulement dans sa tenue mais surtout dans son intelligence organique, vivante et génératrice.
   Chahrazed, dans son art, dessine, gratte, imbibe d’encre ses fils, mesure son geste, tempère sa force, mesure le temps, portant pour chaque œuvre un commencement et pour chaque acte de création une permission de dérive et d’aléa enchantant.
J’appelle entrains ce que j’entrevois à travers la passion de l’artiste pour ce qu’elle fait de ce qu’elle affectionne. Elle transcrit en collages et dessins son idée de l’espoir, laissant paraitre en filigrane, chez les amoureux de la lecture en profondeur et non pas qu’entre les lignes, la faillite des paroles factices, la portée intérieure d’une cécité provoquée et parfois provocatrice, la célébration de l’humain dans sa naturalité et l’urgence de débarrasser l’art de sa vacuité en percevant enfin qu’il s’agit de bien plus qu’un contenant ou de locomotive pour toutes ces gravités ; il les porte, bien entendu, mais il se suffit quand-même et toujours du geste créateur, simplement, gracieusement et dignement.


Asma Ghiloufi, Avril 2021.

 

 

2018

texte paru dans le premier numéro de PIC, la gazette culturelle de l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Sousse, 1ère édition, Mai 2018, page 6.

A l’attention de Monsieur le Ministre des Affaires Culturelles

 

Originellement, les projets d’un état, soumis à ses ministères, sont la transcription intentionnelle du souffle du peuple pour le compte de la nation. Tout ce qui naît de ces projets, comme institutions et comme programmes, quelqu’en soit la spécificité, relève de l’intérêt public. Ce dernier se trouve être la raison-même de ce texte qui se veut plus appel que lecture. 

Aussi nouvelle soit la figure d’un état, en conséquence légitime d’une révolution dite de liberté et de dignité, elle gagnerait à laisser paraître l’aptitude au renouvellement par révérence aux citoyens. Et aussi basale soit la revendication d’un peuple qui se soulève pour son honneur, elle ne trouverait mémoire qu’à travers ce qui se préserve, ce qui se conserve et ce qui se réinvente d’un patrimoine culturel indispensable à toute définition sociale et essentiel pour toute prétention à l’espoir. 

Ce qui porte, malgré les accomplissements, les traits du chantier, portera toujours ceux du mérite. Parce que la révolution n’est pas une fin en soi, et que les voies qu’elle est censée ouvrir aux prétendants du développement civique, économique et intellectuel sont loin d’être exhaustives, il est tout à fait raisonnable de soumettre tout projet qui en découle à l’exigence de la réforme remédiant inlassablement au souci de l’adaptation. 

Politiser la culture, c’est ce qui ne devrait pas freiner son assujettissement à la critique. Que l’état prenne en charge l’organisation et la promotion des affaires culturelles pour de bon, par une Tunisie qui peine encore à trouver et à réinventer ses  marques, cela est plutôt prometteur. Mais encore faut-il qu’une voix se lève, parmi les concernés par la culture, qui soit susceptible d’attirer la bonne intention de nos élus, et qui soit surtout aux aguets de toute fausseté possible, de toute injustice et de tout détournement d’intérêt. 

Ce n’est pas La Cité de la Culture qui enrichira la Culture, en Tunisie, ce projet, au mieux, prendra en charge son institutionnalisation. Ce n’est pas mauvais en soi, sauf en cas d’extrême attachement à ce qui est connu et reconnu en termes d’expérience référentielle à compatibilité réduite, de compétences inappropriées et de figures clés du paysage culturel tunisien, habituellement à portée de main.   

L’espoir n’est pas tributaire de l’étendue de la promesse, comme se trompe toujours la classe politique à le penser. Il est plutôt dans ce que cette promesse fait preuve en matière d’écoute, de résolution et de collaboration véritables. Oui, un endroit voué à la pratique artistique, à sa diffusion, à son entretien et à sa conservation est nécessaire pour préserver au peuple, aspirant à la dignité, sa culturalité fondamentale.  Oui, le questionnement autour du statut de l’artiste est tout à fait conforme au projet de conserver les droits et de circonscrire les devoirs sans quoi une liberté d’expression ne serait qu’une incitation au chaos stérile. Oui, un musée d’art moderne et contemporain est une bonne décision politique mettant au profit de la mémoire civique d’une nation un point d’ancrage patrimonial indéniablement essentiel pour la spécificité de son histoire. Oui, le recours aux compétences universitaires est normal, surtout quand il s’agit de valorisation substantielle, critique et de construction pour ce qui représentera le fond culturel de l’état. 

Maintenant, ce que doit une institution de culture à ses revendicateurs, c’est cette susceptibilité essentielle envers tout ce qui sèmerait le doute dans ses objectifs et/ou sa compétence. Il y a, certes, un ensemble de contraintes économiques et politiques qui donneraient toujours raisons aux déraillements, aux lacunes et parfois aux désistements, à coups de concessions et à mesures de priorités. Mais entre le réalisme d’un chef de projet, celui d’un commanditaire, celui d’un exécuteur et encore celui d’un récepteur gravement concerné par toute l’affaire, il y a de quoi rendre absurde l’idée de l’harmonie et celle de la satisfaction générale. 

 

Le projet de loi concernant l’artiste et les métiers d’art


D’après ce qui nous est parvenu dans le texte de ce projet, cette loi a pour objectif de mettre en place un cadre juridique qui définit les droits et devoirs de l’artiste ainsi que la manière d’exercer les métiers d’art. Cette loi délimitera les mécanismes de promotion des activités culturelles 

et encouragera ses attributs. Nous trouvons ces résolutions honorables. En revanche, lorsqu’il s’agit de définir l’artiste, ainsi que les métiers d’art, l’activité artistique, les professionnels des métiers d’art et les techniciens et administrateurs de l’activité artistique, il nous semble que la nuance au niveau des arts-mêmes est gravement négligée, de telle manière à ce qu’on se trouve avec une définition générique de l’artiste, pour le moins bancale. 

«Un artiste est toute personne physique créant ou participant, à travers sa prestation, à la production ou à la reproduction des œuvres d’art. Est artiste, toute personne qui considère son travail artistique comme élément principalement vital, qui contribue avec cela au développement de l’art 

et de la culture et qui soit reconnue en tant qu’artiste ou qui vise cette reconnaissance.»*

    Cette définition, présente au début du texte de loi et modestement traduite de l’arabe, relève déjà un problème de taille, celui de tenter de soumettre tous les artistes, en dépit de leurs spécialités, à une seule est même acception. La reprise des chansons est totalement différente de la reprise des peintures par exemple, ou celle des pièces de théâtre, ou encore des films. Reproduire une œuvre d’art ne fait pas toujours du reproducteur, aussi doué soit-il, un artiste, du moins pas dans les arts plastiques, en considérant évidemment un système de jugement propre au domaine dont la reconnaissance de l’œuvre devient, avec l’Art Contemporain, une affaire nébuleuse. 

N’est pas forcément artiste toute personne cherchant la reconnaissance, et ne cherche pas forcément la reconnaissance toute personne ayant une quelconque pratique artistique. L’art n’est pas un métier, c’est une vocation, une disposition dont les contraintes et les conditions sont parfois définies, en dehors d’un périmètre de reconnaissance auquel l’accès est validé par la possession d’une carte professionnelle.  

Une telle définition de l’artiste concerne peut être plus les personnes dont l’activité artistique n’est pas fondamentale de quoi que ce soit à part la distraction ou peut être la sensibilisation. Au même titre qu’un chanteur de mariages ou de cabarets, il existe le peintre de sous les ponts, pour qui le privilège de posséder une carte professionnelle est légitime. Par contre un musicien compositeur ou un artiste plasticien à projet personnel prononcé, ce n’est pas le professionnalisme qu’il chercherait à faire valoir, mais plutôt un type de reconnaissance qui le distinguerait déjà tant au niveau du domaine qu’au niveau de la qualité de la pratique artistique en soi.

La confusion continue à opérer le long du texte de loi, notamment avec la définition des statuts professionnels de l’artiste. Trois statuts sont alors mis en exergue : « - l’artiste professionnel, celui qui travaille d’une manière continue ou discontinue et dont la rémunération constitue le revenu principal. 

- L’artiste non professionnel, celui qui travaille sans prétendre à la rémunération.

- L’artiste dont la rémunération constitue un revenu supplémentaire, il en est assimilé au titre d’un agent public. »*

La carte professionnelle est, selon cette classification, la condition pour qu’un artiste soit d’abord reconnu, aux yeux de l’état en tant que tel, et puis surtout qu’il puisse vivre de son art. Une personne lambda peut donc décider de devenir artiste de profession sans avoir forcément sur son compte une pratique artistique préalable. Pour ce qui est des arts plastiques, par exemple, il est quasiment impossible de savoir si l’on peut percer avant d’en tenter le coup. Le sort d’un prétendant au statut de l’artiste professionnel n’est pas du ressort de l’artiste-même. C’est tout un système d’adoption, de diffusion et de soutien, constitué essentiellement des galeries d’art de renommée et du cercle incernable des collectionneurs, qui décide de cela, et ce, souvent, indépendamment du professionnalisme du proclamé artiste. Et une fois reconnu, tant au niveau national qu’international, le pratiquant d’une activité artistique est rarement ordonnateur du rythme de cette activité-là, car elle est souvent tributaire des projets pensés et proposés par les médiateurs du marché de l’art. 

Il appert de cette classification, une possible incitation à ce qu’un citoyen voulant faire de son activité artistique sa profession, ait un rapport essentiel avec l’état. Et pour imposer ce genre d’attachement, il faudrait peut-être soutirer le pouvoir accaparant des galeries privées et celui abusif parfois des organismes porte-paroles (associations, unions, etc.). Penser à promouvoir, idéologiquement et non seulement économiquement ou techniquement, des espaces d’art comme on peut trouver dans des centres culturels à travers tout le pays, est donc indispensable si un réel rapport de collaboration est voulu avec des artistes plasticiens ayant des visions critiques et des projets concrets à portée communicationnelle, pédagogique ou culturelle. Il y a, en effet, un déséquilibre apparent entre ce qu’entreprennent les espaces d’art privés et ce que proposent ceux étatiques en termes de manifestations. C’est ce qui décourage un artiste à croire en la possibilité de vivre pleinement et réellement son art en dehors du périmètre réduit des galeries élitistes de la banlieue nord de Tunis. 

Il y a, par ailleurs, le comité responsable de l’attribution des cartes professionnelles aux artistes. On aura beau constitué ce comité de compétences qualifiées selon chaque domaine artistique, mais toujours pour ce qui est des arts plastiques ou des arts visuels, juger la valeur d’un travail artistique est une problématique qui se trouve au cœur du brouillard pour ce qui représente désormais un Art Contemporain. C’est ce qui, d’ailleurs, provoque un perpétuel questionnement au sein de la pédagogie artistique dans les instituts d’art en général. Le problème n’est donc pas limité uniquement au marché de l’art, mais il alimente substantiellement le souci d’adapter les programmes d’enseignement en matière d’art. Le projet gagnerait, certes, à recourir à l’expérience des professeurs, mais ce qui lui donnerait plus de réalisme et d’efficacité, s’il y a raison d’en avoir, c’est bien la participation de tous les niveaux du corps enseignant : à savoir maîtres assistants, assistants, vacataires et contractuels. 

Le rôle d’un artiste ce n’est pas d’élever le niveau civique de son pays, celui d’un ministère oui, peut-être. Et contrairement à ce que cela a bien été noté dans le texte de loi en question, un artiste n’est pas censé promouvoir, à l’échelle nationale, la vie culturelle, sociale et économique. Ce que produit l’artiste, doit justement se détacher carrément de ce qui pervertirait l’acte de création, comme s’appuyer sur une cause de nature étrangère à la pratique artistique-même. L’œuvre de l’ensemble des artistes d’une même nation, pourrait en revanche faire l’objet d’un indicateur culturel, lorsqu’elle est collectée pour le but de faire partie d’un fond d’état. Les musées d’art sont, dans ce sens, des espaces à forte symbolique identitaire, où la mémoire d’une nation s’exprime à mesures de collection, de reconnaissance et de conservation.   

Si les acquisitions de l’état, jusque-là faites pour encourager les artistes, n’ont pas  forcément fait objet de réflexion effective quant à l’exploitation muséale, elles doivent être soumises à l’étude, maintenant que le projet du musée est sur les rails. Tout ce que possède l’état ne doit pas obligatoirement figurer dans la collection du musée. Il y a donc nécessité de penser aux possibles formules pour mettre ce fond à profit de tous, sans compromettre l’image de l’art en Tunisie, telle qu’on voudrait qu’elle soit, et telle qu’elle pourrait encore devenir.

 

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* Essai de traduction, projet de loi concernant l’artiste et les métiers d’art.

 

 

Asma Ghiloufi

Janvier 2018

 

2018

Texte à propos du travail photographique de Sahar el Echi, paru à l'occasion de l'exposition "Hadm", Elbirou Art gallery, Mai 2018.

 

Faire de l’urbain sa matière et d’un smartphone son outil, est la résolution de l’artiste visuelle Sahar El Echi pour capturer son quotidien et le restituer en séries de photographies pour le moins réflexives.

L’œuvre de l’artiste est d’abord le résultat d’une constatation convertie en constat qui, aussi spontané qu’il soit, rend son efficience au banal, sa valeur au trivial et sa naturalité à un acte de création non prémédité, mais intuitif.

C’est dans la prolifération des clichés, pris souvent à travers la vitre du métro ou celle d’un taxi, à Tunis, qu’art est vu et pensé. Pour cette graphiste de vocation, l’appel de la buée dessinant sur le verre le souffle intérieur et à l’œil sa ligne rouge,  fut une révélation.

Eprise par le cinéma, Sahar a nourri son œil de ce qui, du quotidien, porte avec réserve et en détails une mesure artistique. En captivant le temps dans un espace donné, ou l’inverse, l’artiste ne fait pas écho du réel, elle le transforme, en revanche, en matière à dérision esthétique usant d’abstraction formelle, non construite mais décrochée par l’objectif  modeste de son smartphone.

Dans ses photographies, Sahar compose avec le temps, la lumière et la rue, pour rendre son compte à la présence humaine qui devient, d’anonymat, absence, au rythme de vie urbaine où l’intime s’accorde moins avec la solitude qu’avec l’immersion communautaire, et à la poésie renouvelable propre à la route dont l’emprunteur garde en lui-même les confidences.

 

Asma Ghiloufi

 12 Avril 2018

2017

Texte paru à l'occasion de l'exposition "Corps et Graphies III", Galerie de la Bibliothèque Nationale de Tunisie, Avril 2017.

 

Affiche de l'exposition.

Texte figurant sur les cimaises de la galerie.

 

 

Corps et Graphies

 

Le rythme évanoui

Mesure improbable

De son geste dévorant le vide

De son reste chassant la gravité.

 

La terre brumée

Traque ses pas

D'un temps réfléchi

Et de mélodie imaginaire

Enveloppant ce corps

Lévitant de continence

Révérence à ce qui ne se dit

Mais ce qui se danse.

 

Et de ce regardeur intime

Se cultive le néant

Comme le zèle

Dans un cœur endormi

Que de minauderies se fait

Et se fronce.

 

Le souffle affluent blanchit de son passage l'âme de sa réticence.

Le manque rétrécit à mesure de confondre l'heure et sa contenance.

Et le comble pris entre deux dispositions n'a besoin de retenue.

 

 

A.G.


2017

Texte paru dans le journal culturel "État d'urgence", n°6, Tunis, Avril 2017.

 

État d'urgence n°6, Tunis, Avril 2017, page 1/16.

Une bonne foi pour toutes

 

Il n’y a pas de pensée en macération qui ne soit actuelle et il n’y a pas de discours ficelé qui le soit. L’intention donc de révolutionner le cours d’une chose, par l’écrit, ne peut être de l’ordre de la prévoyance mais plutôt de celui de la clairvoyance. Ce qui se dit, par conséquent, en termes et en guise, de critiques à ce qui se fait et ce qui se défait, en l’occurrence dans les domaines artistiques, ne peut être constructif qu’en se reconnaissant être approximatif et surtout dépassé.

 

La modestie, est dans ce cas nécessaire, quant au jugement de la pertinence et de la justesse du propos. Préserver la possibilité de porter à un paysage artistique précis, dans sa mouvance, une certaine vision, dans le but d’y participer, est plus sain que d’en avoir pour projet de le légitimer ou de le transcrire.


État d’Urgence, en est alors un produit aussi artistique que l’actualité de laquelle il traite, ayant à la place de l’intention un défi, celui qui lui permet, par sa forme texte, de franchir des seuils parfois hermétiques à l’art. Il n’y pas de recettes pour désinfecter une société de ses propres sécrétions. Il y a la bonne foi. Faire le procès d’une quelconque pratique artistique par la critique n’est pas une méchanceté en soi, à moins qu’il y ait confusion entre l’art et son auteur. Rendre compte de ce qui se produit sur une scène culturelle ne peut émaner d’une résolution cultuelle, sinon ce serait preuve d’insuffisance idéologique et parfois spirituelle.


Enfin, aborder un sujet tabou, dans l’art, n’est pas révolutionnaire en soi, il devient très naïf de continuer à clamer un caractère sensibilisant à ce produit de culture. Il est beaucoup plus périlleux d’ailleurs de déranger l’artiste que de remuer la conscience du récepteur de l’art, qui aurait toujours la liberté de rejeter ce qui ne lui convient pas délibérément ou par ignorance. Et déranger l’artiste ne peut être le juste but à atteindre par la critique, sinon le gâchis serait trop grand à dissimuler et puis à rattraper. S’il y a mérite dans le dérangement c’est justement dans ce qu’il serait susceptible d’engendrer comme remise en question et comme affirmation ou renoncement, jamais comme conduit à la condamnation. L’art actuel gagnerait donc à être secoué plus qu’à secouer lui-même, non pas dans la mesure de freiner la moindre contribution à l’édification culturelle et civique de la société dans laquelle il se produit, mais plutôt pour que cette même contribution soit louable.


A.G.


2017

Texte paru dans le journal culturel "État d'urgence", n°5, Tunis, Mars 2017.

 

État d'urgence n°5, Tunis, Mars 2017, page 1/12.

Dans les clous

 

Parce qu’un texte n’engage rien dans son écriture sauf l’aptitude des mots à l’arrangement et celle de l’énonciateur au consentement, l’idée dont il est susceptible de traiter ne peut être autre qu’une rencontre fortuite et spontanée entre le dire et sa mise en harmonie. Un discours n’est donc pas inventé pour conduire des idées en attente de transmission, il en est même l’origine par laquelle il se rend lisible, compréhensible et par conséquent soutenable. Il est souvent entendu d’ailleurs qu’ordres, concepts et prémisses soient les présents d’un texte établi, dans sa moindre ponctuation, sa tenue grammaticale, son vocabulaire et sa musique. Ceci n’est point un déni de l’essentielle existence de mobile pour l’acte d’écriture, je présume même que c’est l’acte à raisons par excellence. Il s’agit, cependant, de souffle intime, ce qu’il y a de plus complexe à mettre en mots, à décrire. Parce qu’écrire est création, et la création n’a nul compte à rendre, nul besoin de légitimation. C’est une mise en disponibilité, un optimisme profond, une tentation et de la prévoyance. Ce qu’elle prend comme forme, en dépit de la matière dont elle use, est Art.

 

C’est au titre d’une expérience artistique que je présente ces lignes, à consommer et à digérer dans leur textualité la plus sincère et dans leurs insinuations les plus assumées, pour transmettre aux curieux des causes que la mienne est dans le sacrifice du reçu au risque d’en perdre pied et raison.

 

J’ai toujours été sceptique par rapport à ce qui pourrait rassembler un groupe d’artistes dans un seul et même projet de création, que le but en soit de sensibiliser la masse populaire qui y est étrangère ou d’enrichir culturellement une existence citoyenne appauvrie de spéculation, car je présume, que ce qui pourrait pousser un artiste à se produire est beaucoup plus intime qu’une manifestation pour et/ou avec la société, et bien plus sincère que d’incarner l’once d’un engagement politique. J’insinue par ceci, la mode envahissante des appels à participation, qui embrume le chemin des artistes confirmés et naissants pour les faire atterrir là où le moindre projet personnel a tellement l’air déterminé qu’il n’en est plus un. Je ne condamne pas, de mon propos, la bonne volonté des organismes appelants ni la sincérité des artistes qui y répondent, mais j’exprime l’impératif besoin de reconnaitre le caractère phénoménal de ce système culturel participatif universellement répandu ; il en résultera, idéalement, une envie de voir autrement les choses, au lieu de simuler de toujours avoir tout compris.

 

Depuis que les manifestations artistiques, en Tunisie, étaient comptées comme un vulgaire moyen de chercher la bénédiction du régime violet, il s’est établi un apriori accompagné d’une attitude, une posture très familière et reconnue (entre artistes) : celui qui participe cautionne et plus même, consolide et encourage l’effacement idéologique, la corruption politique et la médiocrité culturelle. La petite échelle de ces manifestations préfabriquées, inutiles et souvent insensées, faisait qu’elles n’étaient pas d’une grande gravité. Elles étaient d’ailleurs boycottées par les artistes dignes de ce qu’ils se croient être, et donc réservées à la crèmes des arrivistes parmi les prétendants à l’art, aux non-avertis et aux très modestes intellectuellement.

 

Je préserve, en revanche, tout le respect et la reconnaissance envers l’action des amateurs, souvent anonymes qui se produisent à la marge du grand art, dans des cadres spécifiques comme les hôpitaux ou les centres pénitenciers. Leur prétention étant limitée à ramener de la vie à des communautés qui en sont, d’une certaine manière, dépourvues, semble beaucoup plus sincère que celle de vulgariser l’Art.

 

Je salue, par ailleurs, les projets à empreinte culturelle ou sociale qui incluent une contribution artistique, dans la mesure où la sensibilisation à l’art ne se présente pas comme Le marchepied afin de parvenir à l’émancipation civique mais plutôt comme accotoir nécessaire pour l’équilibre sensitif. C’est-à-dire qu’une manifestation artistique incitant à la création en groupe n’acquiert de mérite que lorsqu’elle se présente (si nécessaire) comme faisant partie intégrante de tout un programme de promotion sociale.

 

Ce n’est pas à l’art d’englober le social, de le ménager ou de l’aménager, c’est plutôt au social de considérer l’art dans sa tenue libre et afférente.

 

Il me semble, en effet, que le vice est non dissimulable, dans un projet d’art participatif, sauf si ce dernier est de l’ordre de l’expérimentation, de la recherche et de la réflexion. J’insinue par ceci que, l’objectif d’une quelconque pratique artistique doit se tracer en dehors d’une pauvre interactivité manigancée, calculée et parfois-même forcée et donc faussée avec une société trompée dans sa fabrication et dans sa perception du beau. Mis à part le probable enrichissement humain qui s’établit entre artistes ou entres citoyens et artistes, il serait d’une grande vanité de briguer un quelconque intérêt social foncièrement constructif en matière d’engagement culturel et de réelle ouverture d’esprit. Le caractère factice de ce qui se fait, généralement, dans ce genre de projets est d’une telle évidence qu’il serait malhonnête de l’ignorer. L’artiste aspire par sa participation à s’afficher, à allonger son cv. Il prouve qu’il peut se faire guider dans son propre territoire, tout en profitant des séjours touristiques et en se mettant à l’épreuve d’une comédie politiquement orchestrée. Le participant gagne de l’argent, se plait dans le rôle de pion et apprend à maquiller ses intentions pour être au goût du jour. Il troque sa démarche spécifique contre le plaisir d’une chorégraphie souvent mal pensée et il s’accoutume au mensonge jusqu’à en sacrifier le besoin sinon l’utilité des choses vraies.

 

Je ne pense pas du tout que l’Art puisse être le salut d’une société, son tremplin vers je ne sais quel civisme, sa preuve d’ouverture, de richesse… etc. Et je ne vois pas l’intérêt qu’un projet prônant le dialogue interculturel, intergénérationnel, intercontinental (et autres mots graves)…, soit artistique. L’Art ne peut être, à mon avis, le prétexte, le moyen et le but que de sa pratique. Il nait désintéressé et n’a nul besoin de cause pour vivre. Farcir une intention politique de projet d’art usant d’interaction avec le peuple, de réanimation patrimoniale, d’insertion sociale, de sensibilisation, … n’est bénéfique ni pour l’artiste ni pour son image. C’est par sa citoyenneté qu’on est citoyen, jamais par son art.

 

Dans ces projets faisant travailler les artistes de provenances et de vocations diverses, sous des thématiques précises à revers raciste, schizophrène et colonisant, la prétention est d’émanciper l’art sinon la société, ou magiquement les deux. Le souci là, c’est que la production et / ou la pratique artistique, en elle-même, n’est pas en mesure d’indiquer le degré de développement culturel d’une communauté. Ce dernier pourrait plutôt être tributaire de l’aptitude spontanée de cette communauté à recevoir et à aller vers l’art, ainsi que de la capacité de l’artiste à construire son projet personnel d’une manière digne et indépendante.

 

On ne fait pas produire un artiste dans un projet de groupe, on ramène le projet de l’artiste au groupe. Une expérience artistique libre est beaucoup plus enrichissante dans son exposition, qu’un art commandé dans sa production. Si le premier jouit du charme des coulisses, le deuxième ne peut guère dissimuler un mérite faussaire. S’il est donc nécessaire d’arranger pour la création artistique un terrain social de reconnaissance et de valorisation, mieux vaut commencer par la mettre à l’abri des causes politico-sociales dont usent les projets participatifs aliénants, et lui épargner, par conséquent, un glissement prémédité vers le vulgaire au nom de l’humble vulgarisation.

 

A.G.


2017

À propos de l'exposition collective "Avec un fil".

Galerie ElBirou, Sousse, Mars 2017.

(Texte paru dans le journal culturel "État d'urgence", n°5, Tunis, Mars 2017.)

 

État d'urgence n°5, Tunis, Mars 2017, page 12/12.

Avec un fil

 

Au croisement, est le fil, celui de toute adresse, en dépit des longueurs et teneurs, se tend aux soins du prenant, vers la possible suture et certaines tentatives. Longeant le dessein, le fil, par moments, s’y verse et n’en sort châtré, aux guises des raisons. Broderies, enfilant à l’épreuve une tenue d’art, comme un rendez-vous intemporel, le fil, comme une terre sans cordonnées, il grève sa présence d’obligation, et s’en offre chair au dessin.

« Avec un fil », tel est le titre de l’exposition de groupe tenue à la galerie « El birou » du 18 au 31 Mars 2017. Avec un fil, telle est, par ailleurs, la contrainte donnée aux artistes, pour faire plus que les réunir autour d’une idée, les savoir éperonnés par une seule et même matière : le fil. Ce dernier ayant la propriété d’être sous des formes substantielles diverses, il ne manque de donner la chance au travail artistique d’être aussi conceptuellement que matériellement distinct. Sa manipulation pour le projet de l’exposition s’en rapproche au jeu, à l’expérimentation et à la recherche, sans le moindre plan d’en soustraire une harmonie obligée. Le but étant d’amasser des signatures unies déjà de leur matériau, l’artiste, animé par sa propre cause, ne se voit conduit que vers là où il va déjà.

Nous trouvons ce que nous qualifions d’objets d’art, frôlant le dessin, la peinture et l’installation, avec un dénominateur commun : le fil, celui qui sert à coudre ou à relier, celui livré à son propre magnétisme, celui tendu, tordu, découpé, entrelacé ou noué s’emparant des cimaises de la galerie.

Rassemblant l’œuvre d’étudiants et d’enseignants, « avec un fil » offre à une pratique avouée de côtoyer celle qui cherche encore son vrai mobile ; aussi expérimentale l’une que l’autre, aussi avide de légitimité et aussi reconnaissante envers toute révélation ainsi engendrée. L’exercice de l’art, s’avère comme un perpétuel commencement où chaque personne s’apprêtant à la moindre déviation de route, au moindre temps de pose, est débutante. Si un novice, par ailleurs, trouve toujours de l’assurance en s’unissant avec l’habitué, ce dernier approuvera en permanence le mérite du sang neuf.

 

A.G.


2017

À propos du travail de l'artiste Selim Ben Cheikh.

Exposition "Ijtihed", Ghaya Gallery, Mars 2017.

(Texte paru dans le journal culturel "État d'urgence", n°5, Tunis, Mars 2017.)

 

Selim Ben Cheikh, chantier en cours, gyrophares, 2017.

État d'urgence n°5, Tunis, Mars 2017, page 1/12.

Hottage

 

Ijtihed, tel est le titre accordé par Selim à l’œuvre de son exposition personnelle. Il appert, d’abord, de cette nomination un aveu non moins déterminé que sa forme. L’artiste insinue, comme pour laisser sa trace prendre les devants sur son élan, qu’il s’agit de possibilités, de faire, de voir puis d’exister. Il ne m’est jamais venu au cœur un attachement à une production artistique sans qu’il y ait un appel au doute. Que ce dernier fasse fleurir un discours critique, cela prouve et clame donc sa nécessité.

Selim est l’incarnation de son geste. Son imprégnation en politique, palpable chez lui, déjà depuis le commencement, le conforte certes dans un chemin de conviction idéologique, mais le maintient surtout, assez trébuchant, pour en faire ou en dégager de l’art. Qu’il use de camouflage ou qu’il dompte des dires sacrés, dans un exercice de matérialisation d’esprit, cela n’est guère d’un engagement politique. Je trouve, en effet, l’œuvre de Selim beaucoup moins finie que l’expression dans laquelle elle puise. L’artiste prend en « hottage »

l’imaginaire collectif et tente de le faire vaciller, comme une chorégraphie improvisée, un chant d’école, ou par un été prématuré, un champ de blé. Il nous présente, avec art, ce qui de gravité ne se serait permis le souci esthétique.

Ayant grandi dans un milieu militaire, mon idée du tissu de camouflage se complétait déjà avec celle de l’urgent qui portait loin un père de famille et qui rendait probable et puis essentiel, le plaisir de l’absence. Ce souvenir d’enfance, m’a donné le premier battement de cœur, face aux tableaux de Selim. L’emblème du vide se transforme comme par magie en présence, je me sens au milieu d’un terrain de bataille, là où le camouflage ne sert le combat de corps, mais plutôt celui des raisons.

Que l’artiste récupère des signes matériels de l’urgence sécuritaire dans

un travail artistique, cela revoie à la circularité idéologique qu’il approuve. Aussi salutaire cette démarche soit-elle, ce que je trouve encore plus remarquable c’est sa fidélité à ce qu’il transforme en matériau. Son jeu de camouflé/camouflant, les gyrophares non plus fonctionnels que fonctionnants, l’insaisissable sacré…

Il amasse sa matière vivante et la renvoie le souffle encore dedans. Il découpe, avec toute la prudence qu’un dessein artistique exige de son porteur, un vide qui trompe l’œil, ménageant l’esprit pour un plein de mémoires.

Ijtihed n’en est pas le revers artistique d’une résistance idéelle. Il me semble d’ailleurs, que ce rassemblement d’œuvres résiste déjà par la charge matérielle et sensible dont il use, et n’est donc responsable du moindre apriori d’ordre interprétatif.

 

A.G.


2016

Textes parus dans le journal culturel "État d'urgence", n°3, Tunis, Octobre 2016.

 

État d'urgence n°3, Tunis, Octobre 2016, page 1/16.

 

Hommage et intérêts

 

C’est souvent pendant l’agonie des choses qu’arrive en bouche le vrai goût de la vie, d’où l’urgence de créer, toujours en hommage à ce qui a l’air de disparaitre. Toute réplique à l’abandon est alors « art » depuis sa modeste forme de résonance, jusqu’à sa profonde cause de prétendre l’immortel. Il est presque drôle, ce pléonasme sociologique, presque invisible, car immergé dans un système de réflexes établi à l’image d’un « va et vient », instinctif chez l’homme, vital pour la nature. Nous vivons de réponses à ce que nous avancent le jour et notre souffle, et nous nous en maintenons davantage à distance de la mort. Est hommage à la vie, la moindre acceptation de rompre l’indifférence envers la parole, ne serait-ce que par le silence, ou de conduire la promesse intime de contenir ce qui advient et de retenir ce qui part. Est-il vraiment sain pour la mémoire de souligner la mort en guise de reconnaissance envers la vie ?

L’empreinte que laisse une personne extraordinaire, ayant puisé dans quelque monde qu’il soit, ne perd de son public que ceux dont la passion est diluée dans l’habitude. L’empreinte que tente de laisser un vivant, quel que soit son intérêt, en hommage à un mort, impose à l’œuvre et à la mémoire du défunt un tout autre public souvent désintéressé. Il est, peut-être, plus juste, pour la réminiscence, de laisser jaunir l’image de celui qui part et d’accepter que le souvenir soit à jamais dérivé de sa teinte originelle.

La mort inspire de la solitude, d’où le refuge dans la masse, celle dont la prise de conscience d’être encore en vie ne sublime en rien la reconnaissance envers le disparu. Ce n’est presque qu’à ce palier de rapport avec l’abandon qu’il peut y avoir « art ». Parce que le principe même de l’inspiration c’est de laisser macérer, à l’intérieur de soi-même, l’intérêt quelconque à un être ou à son œuvre, pour n’en rien restituer. Parce que la créativité n’est pas émotionnelle, elle se chauffe de passion mais se nourrit plutôt de raison et d’intérêt. Parce que l’art est une cause en soi. Il n’a pas à gratter l’engagement dans ce qui prétendra sauver l’humanité de ce qui lui fait gouffre et lui donne vanité. Parce que préserver la mémoire d’un passage ne signifie pas sa conservation par faisandage, quel que soit général son intérêt. Parce que rien n’est plus adroit, en termes de reconnaissance, que de ne jamais prendre la fin d’une vie pour mobile de commencement. Parce que ce n’est, probablement, qu’en « art », qu’il est possible de contrer un dépassement par un autre humainement plus délié. Parce que l’esprit qui ne réfléchit pas d’oubli individuel, n’a aucun intérêt à bricoler une mémoire collective. Parce que c’est à soi-même que conduit la souvenance quel que soit commun son ordre et que tout dessein de commémoration agonit par sa préméditation, l’image du regretté.

Je conçois de cela, aussi subjectivement que ne me le permet l’écriture, gracieuse, la moindre abstinence artistique, lorsqu’il s’agit de rendre hommage à quelqu’un. Si, par ailleurs, un quelconque intérêt spéculatif est divulgué et assumé, je concevrais aussi affable l’obstination d’un artiste à se rendre utile pour l’économie et pour la société.

 

A.G.

État d'urgence n°3, Tunis, Octobre 2016, page 12/16.

 

Le mal de l’autre

 

Le mal de l’autre résonne aussi fort que ne retente une solitude mûrie dans la foule ; le réveil y met de l’aigreur autant que le sommeil n’en fabrique des oublis.

Le temps que nous coulons, qui nous coule, ce même temps que nous invitons à chaque passé resurgi, dans ce qui se dira et les rires orphelins, ce temps que nous habillons de vestiges inventés, que nous glaçons sous des serments et que nous accrochons, fiers, aux feints passants, à des passages différés, à des haltes et des retours improvisés, ce temps que nous ingurgitons presque de gré, presque de force, ne connaît pas de mesure.

Le mal de l’autre résonne aussi fort que ne retente une solitude mûrie dans la foule ; le réveil y met de l’aigreur autant que le sommeil n’en fabrique des oublis.

Le temps qui n’arrête de partir, qui de chaque souffle restitué à l’air qui nous entoure, se fait ombre et prend allure, ce temps qui n’a de traces mais qui accuse le poids de nos rebours, qui nous déjoue la lumière à la moindre vie, qui nous fait pousser les remords à coups de mémoires et la foi à raison d’abandons, ce temps à la mine apathique, à la marche amnésique, au teint froidi et aux troubles contours, ce temps-là ne connaît pas de mesure.

Le mal de l’autre résonne aussi fort que ne retente une solitude mûrie dans la foule ; le réveil y met de l’aigreur autant que le sommeil n’en fabrique des oublis.

Le temps qui nous écourte la parole, nous roule les promesses et s’offre en résidu, ce temps qui nous sème dans les maigres présences, et les discours à mensonges et les rêves aplatis, ce temps nous offre de quoi nous pâlir, de quoi nous polir pour glisser facilement, pour passer gentiment et ne retenir de nous-mêmes le soupçon d’une constance, ce temps qui nous rétracte dans l’autre, dans son mal, dans sa bêtise, nous prenant en otage, il ne nous appartient pas, ce temps-là, jamais, ne connaît la mesure.

 

A.G.


2016

À propos du travail de l'artiste Oussema Troudi.

Exposition "Montfleury", Ghaya Gallery, Mai 2016.

(Textes parus dans le journal culturel "État d'urgence", n°2, Tunis, Mai 2016.)

 

affiche de l'exposition

Gafsa

 

Je rapièce tes bords

De mon fil

Et je te dessine le soleil envidé

 

- - -

 

Kairouan

 

Tiens-moi

Ce reste muet

Que je termine de

Baliser l’horizon

 

- - -

 

Sidi Bouzid

 

De mon ciel

Je t’abreuve

Et ne me lasse

De ton guéret

Où je pousse

 

- - -

 

Bizerte

 

Renverse-toi

Que je me fasse

De ton sillage

Une écume

 

- - -

 

Mahdia

 

De quel gîte

Rêves-tu

Qui t’attiédit

Mais ne t’embrase ?

 

- - -

 

Le Kef

 

Se tiennent les prières

Par le creux

Hymne à la vie sur terre

 

- - -

 

Tataouine

 

Causeuses

Et de vide se consument

Les sentes vers la béante évidence

 

- - -

 

Gabes

 

De ton ombre

J’émerge

Et me fais une lumière

 

- - -

 

 Siliana

 

 De sa pesée

 Guérit le sol

 Poussière moite

 A l’œil donne des chimères

 Et à la mémoire une fumée

 

- - -

 

Sousse

 

Au serment flottant

Le sel donne son grain

Entre quais

Et son blanc

 

- - -

 

 Tunis

 

 A toi

 Lévitant de ton absolu

 Et de ton contingent

 Qui n’as d’ombre

 Mais qui sues

 Et qui serres les orées

 à tes fonds

 dans ma soif

 tes fragments

 et dans ma fin

 fusent de vie

 

A.G.

État d'urgence n°2, Tunis, Mai 2016, pages 6 et 7 /12.

Montfleury

 

D’une parole, mûre de murer l’appel du blanc pressé d’exorde, d’un bougainvillier mourant, de l’opaline hauteur sous le plafond, un vert propre à l’air que l’artiste inspire retient l’humidité de la nuit passée.

 

Du sol pastellé, passe de l’ombre la raison, vers la lumière raisonnée, d’une myriade de marches, d’un Albinoni pérégrin et de silence niais, se fie l’artiste au prompt jour.

 

De mémoire, tombent le poème et le pamphlet, et de gribouillis s’exaltent les murs, et des cris de bébé, la joie diurne et l’amour singulier, labeur intime pour demain.

 

Là où naît l’idée, meurt le péché de coucher l’envie sur des vestiges de projets. L’artiste sait.

 

Sa mémoire le trahit, complotant pour sa virée, et il se trouve muet, et se fait sentir flanqué jusqu’à l’os, et plat jusqu’aux pieds. Se retire, l’artiste, de ses mots, et de ses marques, tend des filets à la patience, qu’elle fonde aussi morcelée, qu’une maison retrouvée, pour que regorgent du plâtre des vis enfoncés, et s’en dessinent des soleils désuets, de fils en aplats troués, la véhémence conduit, et la résistance incline le temps dans la foulée.

 

Des pots empilés, des colonnes en colons proclamés, déjouent, nuancés, sa résolution de peindre, le peintre s’apprête à clouer. Des abysses balayés, se répand le soleil en poussière, et se rétracte au réveil, linéaire, pointillé. D’un Tunis parlé, monte la sentence, au mutisme gracié, de l’habitant des lieux, d’un habillage pensé, aux couleurs, terres de sa mémoire, vives de son geste, et de sa volition, figées. Quel art, si ce n’est ce laps de naissance, perpétuellement révisé ? Quelle tentation, de transcrire le souffle, sans mesure infiltré, dans les vierges murs et les dais renversés ? De l’accoutumance, je pense, ma parole délavée, à mon amour du poème, à ses habitudes dépareillées, l’artiste, qui amène l’art à ces plâtres, est le même homme, qui me prépare le café.

 

A.G.

Glissent des vérités là où l’œil se pose

 

Par un temps qui a la raison à l’œil, l’art visuel n’est pas forcément un art du visible. Se tasse, en effet, la pensée en couches, devant le travail d’un artiste peintre, son devenir et sa trace, appesantie, cette pensée, par tous les moyens qu’un spectateur s’offre pour tenter de comprendre.

 

Tachiste, qu’il soit, pointilliste, graphiste ou dessinateur, Oussema Troudi est d’abord contemplateur de son support, qu’il invente d’ailleurs au fil de son intuition. Son art, est juste égal au temps qu’il dépense pour se résoudre à la matière qui le choisit. Sa création, en outre, dépasse souvent les moments de gestation intellective, pour empiéter sur sa moindre manière de discuter le bout de gras.

 

L’exposition « Montfleury », n’est pas l’aboutissement d’un dessein, elle n’en acquiert même pas la mine de son titre. Cet ensemble d’œuvres, est, à mon sens, une tranchée dans le temps, dans le zèle et dans l’ambition de l’artiste, d’aller vers les dessous des surfaces, vers l’épaisseur du quotidien, en ayant l’art comme révélateur et non pas comme fin.

 

Il m’aide, dans ma tentative d’anagogie pour le travail d’Oussema, que j’habite l’atelier qu’il habite. Un lieu interrompu de ses vocations, entier de sa constance, s’offre à l’appropriation de l’artiste, un air à inspirer et de la matière à vivre.

 

L’idée de travailler dans la maison, lui est venue presque au même moment que celle de travailler sur la maison et par la maison. Travailler quoi d’ailleurs ? Il est à signaler, à ce propos, que ce n’est point la peinture, dans sa tenue technique et esthétique de composition, de matière et de couleur qui est à l’œuvre. L’artiste s’imprègne de ses environs physiques, pour panser ensuite l’idée de les arranger et de les traverser par l’expression qui ne les finit dans la narration insipide. Son dialogue avec son voisinage, artificiel soit-il ou naturel, se fait sentir jusqu’au suc, depuis son travail avec et par l’eucalyptus, l’arbre qui marque nettement la sensibilité de l’artiste à l’au-delà de l’écorce des choses qu’il voit et qu’il vit. Dans ses gravures de sections d’eucalyptus, Oussema rend à l’arbre ce que le temps lui a pris, et crée de l’œuvre un écosystème dont la forme ne cesse de se verser dans le fond, et dont le sujet n’est que l’objet en reconstitution. 

 

C’est ainsi, qu’en côtoyant l’artiste, je présume égal son mobile à ses moyens qu’il sème d’ailleurs, par monts et par vaux, dans son quotidien intérieur. Il n’est pas que le fabricant de son art, il en est tout aussi le regardeur, parfois l’éleveur et souvent le résilié.  

 

Dans cette suite de travaux nommés « Monfleury », Oussema Troudi amène le mur à sa raison, pour y voir plus qu’un bâti et en restituer une existence autre que celle qui le réduit à accrocher le regard d’un habitant, sa déco ou ses pense-bêtes. C’est ainsi qu’il a pris de la graine de son atelier-maison, pour résoudre son gage à morceler l’espace en tableaux aussi réfléchis et construits que ce dont il dispose permet.

 

Il est à souligner, en parlant de ses réalisations, qu’il y a deux plans de lecture. Le premier concerne la matière qu’il travaille et le deuxième porte sur la manière dont il procède.

 

Dans son agissement,  l’artiste explore le plâtre, en panneaux vierges, tels qu’il les récupère, encore humides, chez l’artisan. C’est sur des surfaces d’un blanc timide, qu’il peint, dessine, grave, cloue et révèle, par l’expression plastique, l’abîme d’un matériau dit de construction. 
Sa manière d’achever une œuvre, donne un sentiment d’un work in progress permanent, car il y incarne éventuellement la possibilité de passer à la suivante. Chaque œuvre est, toutefois, unique et chaque passage semble nécessaire et suffisant pour que l’harmonie opère sans prédisposition.
 

 

La ligne se tend et les domaines de plâtre virginal accueillent les aplats de peinture, accusent clous et vis et acceptent sereins les aléas de la sublimation. L’artiste préserve aussi bien la matière que la trace de sa moindre manipulation. L’œuvre en raconte, alors, la représentation qu’elle est, l’impression qu’elle donne et l’histoire de son accomplissement, par l’artiste qui se produit dans et du chaos.

 

L’œuvre « Monfleury » d’Oussema, est comme un réarrangement  lascif et spéculatif de son quotidien. Elle se résume à des compositions métaphoriques, une minutie notable, de l’abstraction et tout le plaisir qu’un tissage de relief puisse procurer, tant à son auteur qu’à son contemplateur. 

 

L’artiste neutralise son intimité idéologique, subtilement sentie dans ses choix d’ingrédients pour la création, par un raisonnement sériel qui ramène aussi sa production à sa nature d’œuvre d’art. 

 

Les pièces de l’exposition sont aussi isolées que solidaires. Elles portent en elles l’intention de l’accrochage. Oussema Troudi, en recourant aux objets usuels de quincaillerie qui se rapportent aux coulisses de l’œuvre d’art finie, ne désacralise pas la création autant qu’il bénit sa gestation et sa digestion. Sa production se révèle, par conséquent, comme une sonde qui vient mettre à flot l’origine de son intention et toute sa propension à impliquer le réel dans sa démarche. Qu’il y est du hasard, dans sa pratique artistique, cela ne travestit point sa préméditation. Il arrive, d’ailleurs souvent, que le dessillement se fasse lors d’un déraillement ou d’une divagation dans le maniement de l’idée ou de la matière.

 

Dans sa résolution pour les titres des tableaux, l’artiste continue à assujettir sa pensée intérieure à la distanciation formelle qui l’inscrit dans un travail qu’il appelle « Monfleury». Les œuvres prennent donc comme titres des noms de villes de Tunisie, et s’offrent par conséquent à l’ultime degré de lecture : la mémorisation.

 

Gafsa n’est pas venue à l’esprit de l’artiste comme le nom qui relèverait le goût de l’œuvre qui le porte maintenant. Gafsa était déjà dans l’autosuffisance qui marque ce travail. Bizerte aussi, était dans son sel, Sousse dans ses bords, Sidi Bouzid dans son intégralité, et j’en passe. Les fissures dans le plâtre d’Oussema sont des rides d’expression, qui valent pour l’œuvre ce que pour le visage vaut le rire. Les couleurs dans « Monfleury » ouvrent le bal à l’intérieur, les vis marquent le temps et les fils maintiennent la route à l’éternel voyageur.

 

A.G.


2016

Textes parus dans le journal culturel "État d'urgence", n°1, Tunis, Février 2016.

 

État d'urgence n°1, Tunis, Février 2016, page 1/8.

Contagion #3B5998

 

A quand l’urgence

glissades

sur les murs cheminés

noyades

dans l’improbable fadaise

pourtant amicale

et si familière

que les onglets multipliés

que la descente en arrière

attrapant dans ses filets

les rescapés de la parole

et les dénoués du cœur

pour que revienne chacun

à sa solitude

affamé

goulu de misère

à commentaires froidis

à statuts avachis

et à profils dénués

et que chacun s’accote

aux fumés dires

comme s’enferme l’aigreur

dans le vide que laisse fuir le moment

d’entamer les discussions légères

d’inviter un fantôme à danser

d’ébruiter des joies falsifiées

et d’oublier d’habitude

que dehors

se condense toujours le ciel

se défait encore

et tarit

d’envie

toute sa pluie

 

A.G.

État d'urgence n°1, Tunis, Février 2016, page 8/8.

Mots mêlés

 

De qui te mêles-tu

de quoi

toi l’inconnu

te mènes-tu ?

du crayon que tu tiens

de l’envie de te retrouver

peintre que tu es ou photographe du temps perdu

entre les propres noms et les maints esprits

ou c’est l’art de fouiner

dans les lettres poursuivies

consciemment cordonnées

pour t’égarer vers les non-reconnus

un laps de je

te retient

jeux de l’ère passée

l’air oublié

l’air effacé

de mine grossière parce que d’intuition ébréchée

parce que d’indolence dédiée

aux rappels à la mémoire encombrée

d’un présent immature

de rouge sang, de blanc salé et de slogans fabriqués

à l’honneur des révolutions montées

à l’horreur des prémisses démenties

et le génie d’en faire des mots

et le souci d’en construire des mythes

de quoi amuser un avenir averti

d’expos-ventes

de rassemblements fortuits

engraissés du charme des mini-verves

et des talons enfouis

et les rires à galeries

et les fortunés de nature

et les nouvelles recrues

dans la terre sainte

du griffonnage sur les murs

et les vierges tissus

chassés en châssis

pour accabler davantage

le son du vide

que laissent les raisons enfuies

 

A.G.


2015
À propos de l'exposition collective "A dire d'Elles (III)".

Galerie de la Bibliothèque Nationale de Tunisie, Mars 2015.

 

affiche de l'exposition

Vaniteuse

Qui est l’envie

De te ramener

A ma mémoire

Par un corps en feu

Et un cœur à déboires

 

A.G.

 

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Monte à tes yeux

Mon âme

Ocre et légère

Comme un rêve

Au-dessus de tes horizons

 

A.G.

Vent de velours

Que souffle ton cœur

Et de ciel

Veut colorés

Nos baisers

 

Appareillées

Tes senteurs

Dans mes terres

Sèment le sourire

Et guettent le bonheur

Aux bords des étés

 

A.G.

 

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Dans tes yeux prairie

Des bourgeons de vie

Et des larmes à volonté

Me font ta lecture

Et me fraient un soleil

Vers le sel de ton gré

 

A.G.

 

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Que t’enlacent

Mes profondeurs

De fils

Et de blancs

 

Et que se donne

De terre

Mon ombre

A tes crans

 

A.G.

 

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Une volée bleue

Te tourne

Et retourne

Dans des airs lointains

Où vie n’est plus

Et mort n’est point

 

A.G.


2014
À propos de l'exposition collective "Autoportraits".

Ghaya Gallery,  Tunis, Novembre 2014.

 

Asma Ghiloufi et Oussema Troudi, "L'imposture", crayon sur papier, 2014.

textes : "vois-tu ?", " je ne suis pas à vendre", "œuvre d'art".

 

Autoportraits

 

du creux 

des mains minées

l’ombre vois-tu couler

d’un geste dicté

se dessine une visée

et se donnent de grès

à lire les portraits

à travers le verre

qui tait le papier.

 

A.G.

 


2014
À propos du travail de l'artiste Oussema Troudi.

Exposition "Inaugurales", Galerie A.Gorgi, Mai 2014.

 

affiche de l'exposition

Inaugurales

 

Ce qui

Pour un laps de

Fond

Fut un champ

Pour panser

Une muse

Absolue

Est passée

Et passera demain

La muse

Racler

Le regard

Indifférent

Du passant

 

Naîtra

Le noir

Du blanc

Et se dénoueront

Les dires

En giclant

Des silences

Parlants

Des silences

Scrutant

Les tons des fois

Ratées

Les temps des fois

Coulées

Dans les moules

Des craintes

Éventées.

 

A.G.

 


2014
À propos des œuvres de l'artiste Selim Ben Cheikh.

Exposition "Obliques", Galerie A.Gorgi, Mars 2014.

 

affiche de l'exposition

De terre

Que ces obliques

Regorgent

De force

Que traversent

Des cieux

 

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Les nerfs du temps

Transperçant

Le jour

Se font pousser

Des épines

Dans les ombres

 

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Périlleux

S’écoulent

Sur des fils d’acier

Les zèles froissés

D’antan

 

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Et à tire-d’aile

Vole l’ombre blême

De nos aïeux

Comme des troupeaux

D’oiseaux

Comme des copeaux

De drapeaux

Et nous voile

Des soleils

 

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O ponts

Dans l’air

Roucoulant

Ponts des temps

Porteurs de chimères

Tenez

Les nuits promises

Trainez

Les fois permises

Et défilez

Vers nos fronts

 

A.G.


2013

"L'appel des collines", livre d'artiste en duo avec Oussema Troudi,
Manifestation "De colline en colline", Mars 2013.

 

une page du livre d'artiste, avant et après l'intervention du public et le gommage.

ton bleu de mer

et l'écume

sur ton front

immuable souffle

dans la voix du Baron

 

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telle une femme

qui voue

ses hanches

au vent

férue du ciel

son ombre

au premier soleil

 

- - -

 

Chenini

sable dansant

que la couleur

de ses dessous

fond

dans le temps

et s'offre

à l'infini

 

- - -

 

Maître des mers

dans ses terres

inhumé

en exhume

une étoile

à chaque agonie

de soleil

et vénère

 

- - -

 

de terre

et où périssent

les affres

laisse d'orgueil

éclore

les âmes

aux papilles

blanches

 

- - -

 

creuse l'animé

de force

et de vie

creuse

dans le franc

front

de mère brune

qui monte la mère

et qui fait glisser les brumes

 

A.G.

 


2012
À propos de l'exposition "314 mètres cubes" de Oussema Troudi et ses invités.

Espace d'Art Mille Feuilles, la Marsa, Décembre 2012.

 

affiche de l'exposition

compresser le temps
en tache
et la lumière
qui s’en détache
porteuse de l’infini
fumeuse de traces.

        - - -

... et regarda
l’œil de nuit
celui du jour
avec candeur
alors
furent des cieux
et terre fut.

 

A.G.

à propos de "Papillon" (œuvre collective), 2012.

 

Ô hasard !

Dans cette aire,

Si tracée

Que l’œil

Y renait

Point

Et s’y perd

Où Règle

N’est plus

Ni Autre

Ni Heure

L’âme est

Comme dans l’eau

Dissoute.

 

A.G.

 

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Valse du temps

 

Vous voilà

Pris par vous- mêmes

Dans le vertige

Du suivant,

Tourner,

Contingents,

Autour du rien

Invisible

Que vous appellerez

Le centre

De là où

Vous tournerez

Toujours.

 

A.G.

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Accusés de réception

 

Lorsque

Sous les pieds,

S’estompent

A petits pas

Les pointes

Fines

Du temps

S’offrent

Au grand jour

Les craintes

Mine

De rien

Vous marcherez

Sur des miroirs

La marche

Des vivants

Et sur les murs

Vous verrez accrochée

L’ombre

Encore humide

De vos mains sur la tête.

 

A.G.


2012
À propos de l'exposition collective "A dire d'Elles" et de certaines des œuvres exposées.

Galerie de la Bibliothèque Nationale de Tunisie, Mars 2012.

 

affiche de l'exposition

pousse à mes pieds le ciel
et à l’intérieur de moi
pousse ce qu’on appelle vie
s’agrippe à mes lèvres
le silence des grands
et dans mes yeux
luisent les dires des petits


A.G.

à propos de "... et nous sommes tunisiennes" de Oussema Troudi, 2012.

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panser le réel 
s’en approprier la surface
arpenter la propriété
et voilà plus qu’une matière première
une figure artistique


A.G.

à propos de "The Wild Goose" de Alina D’Alva Duchrow, 2012.

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temps trace tes pas sur mon front
et fais de mon visage ton terrain sacré
quelque part au bout de mon regard
fleurit la vérité de force ou de gré

 

A.G.

à propos de "Jemaa Assalam" de Atef Maatallah, 2012.

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le visage comme l’aube
qui, au rendez-vous
cerne cette terre
femme fige le regard
art se prolifère

 

A.G.

à propos de "Egyptienne 1" de Ibrahim Matouss, 2012.

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crever la toile temporelle

et
laisser passer la lumière
celle qui
cultivée dans ton être
a hâte de traverser l’aire

 

A.G.

à propos de "Expressivité de la matière" de Ahlem Boussandel, 2012.

à dire d'Elles

 

des doigts fins
qui tressent tes envies
pour en faire une corde de survie
lorsque te pousse le temps
au bord de la dérive

un regard guérisseur
qui enrobe ton chemin
de grâce et d’attention
lorsque tes caprices « mâle’ in »
frelatent les traits de ton destin

une parole futée
qui glisse
entre tes interrogations « homme ‘ni présentes »
qui les assouvie
qui les multiplie
et qui les sublime

une sensation de plénitude
ondulée
qui escalade, magiquement, tes forces
pour combler les lacunes
qui s’y creusent

un silence
qui ravale tes angoisses
et les réduisent
en une fine couche
de sensibilité bénigne

une musique
qui exalte tes joies
et les souffle à l’oreille du faunin et du floral
et tu danses

Une femme
dont la ferveur est « mère »
« sœur »
« fille »
ou « épouse »
attrape ton bruit
ton regard et ton air
et te les renvoie ineffables

je vous tutoie
« homme »
conjugaison permet
nature oblige

sors de moi, une vie
et « vie » insuffle-toi dans mon corps
et contemple la magnificence du non additionnable  


A.G.

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Éclaboussures


Un cri art-genté
résonne
par-dessus les dégâts-je
perce de lumière
l’ombre des faux gages
d’un mur mûri
qui cloisonne
une seule et unique rage

Expose ton regard
citoyen de cil
artiste de pupille
éparpillé comme poussière
Pendu comme dépit
étendu comme sillage
le temps se nomme galerie
et voilà que Patrie
rouge de champs
blanche de rivages
s’arrête bien munie
le mal englouti
récolte sa culture
à travers ton visage

Inspirons couleurs
expirons tracés
et lisons à la santé des ouvrages imprévus.                      

 

A.G.